Saut-de-moutons: autopsie du fiasco

Dans la capitale congolaise, le grand projet de « saut-de-moutons » initié l’année dernière par le président Félix Tshisekedi se transforme en un bourbier politico-économique. Outre des embouteillages montres que ces chantiers occasionnent, ils sont dans leur majorité à l’arrêt, des travailleurs affirment ne pas être pays depuis des mois, alors que sur d’autre sites, des travaux n’ont même pas commencé, malgré le paiement du Trésor public. Autopsie d’un fiasco.

Ambiance festive le vendredi 4 mai 2019. Au « Rond-point Pompage », une ville-pays située dans l’âme la commune de Ngaliema, dans l’Est de Kinshasa, des engins de la société chinoise CREC 8 déboulent, dans l’idée de commencer un immense chantier, une nouveauté en République démocratique du Congo. On y parle alors, pour la première fois, du jargon « saut-de-mouton », que beaucoup, y compris du côté des constructeurs, auront du mal même à orthographier.

L’événement se veut faste. L’enthousiasme aussi. Quelques jours avant, le 2 mars, le président Félix Tshisekedi déplace la gotha politique vers le somptueux Échangeur de Limete. Sous ce symbole des prétentions illusoires du régime de Mobutu, Félix Thisekedi étale ses ambitions, dans un programme chrono de 100 jours. En somme, le nouveau président vise surtout à « impacter » les esprits. Le programme ne cherche pas tant que ça à résoudre les problèmes prioritaires. Non, il veut monter ce nouveau Chef d’Etat contesté, dont certains doutent de la légitimité, y compris du pouvoir, en train de « faire quelque chaos ».

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Aussi, de l’autre côté de la ville, en mai, la société chinoise CREC 8 démarre les travaux de construction d’un saut-de-mouton au rond- point Pompage. Ces travaux, explique-t-on, consistent en la construction d’un viaduc devant assurer la diffusion du trafic dans cinq sens  vers Mbudi, Brikin, Maman Yemo , Nzolantima et Saint Mukassa, en vue d’éliminer les embouteillages constatés souvent aux heures de pointe dans cette partie de la capitale.

Montrer que Tshisekedi travaille

Sur place, les chinois ouvrent la voie pour l’Office des voiries et drainage (OVD) à qui le gouvernement confie la supervision de neuf ouvrages à construire.  Il est prévu une construction « des ouvrages d’assainissement sur l’axe Pompage Brikin en passant par la carrière des grès de la CARRIGRES est presque achevée », l’OVD. « L’OVD procédera à la construction de différentes couches de la chaussée à partir  de la semaine du 05 mai », annonce-t-on.  Mais cet endroit et son ouvrage resteront le symbole d’un fléau qui s’abattra bientôt sur Kinshasa.

Les jours passent et la capitale congolaise est plongée dans une véritable anarchie de circulation. Sur les sites où ces ouvrages sont en construction, des colonnes de véhicules empoisonnent la circulation, dans une ville de 12 millions d’habitants environ, et où la conduite au volant est déjà une véritable épreuve.  Des tas de tôles encerclent les sites de travaux, cachant l’évolution, créant de plus en plus la frustration de la population qui ne voit rien progresser.

En juillet, la Présidence congolaise s’énerve. « Les saut-de-moutons devant libérer Kinshasa de ses interminables embouteillages sont devenus un cauchemar pour les automobilistes kinois. Que se passe-t-Il ? Le président [Félix Tshisekedi] va se rendre sur les différents chantiers…. Là où rien n’est fait, les tôles bleues seront démontées. Les sites, rouverts à la circulation et les régies des travaux passeront à la caisse, rembourser l’argent perçu », vocifère Kasongo Mwema Yamba Yamba, le porte-parole du président Félix Tshisekedi.

Accompagné de Vital Kamerhe, son directeur de cabinet très présent sur ce projet, Félix Tshisekedi descend sur le terrain le 17 juillet 2019. Il commence sa tournée par le symbolique site de pompage dans la commune de Ngaliema. Il ira visiter également celui de « Socimat » aux portes de la Gombe, reliant la très huppée commune de Ngaliema au centre-ville de Kinshasa. Ici, le président constate « une lenteur ».  Mais loin des proclamations de son porte-parole, le Chef de l’Etat terminera sa visite en sourire. Rien n’est alors fait, les travaux, explique-t-on, vont globalement bien.

L’enlisement

Mais voilà. Les jours avancent et des tôles bleues qui encerclent des sites entiers sur des rues congolaises de plus en plus impraticables, ne surgissent toujours pas les fameux « saut-de moutons ». Le symbole de « Pompage », annonce même une inauguration en novembre 2019. Rien n’est fait. Pire, en décembre, Félix Tshisekedi y rencontre l’aventure de sa vie.  Ce lundi-là,  le Chef de l’Etat congolais commence sa journée en lançant l’inauguration d’un  pavillon décimé, il y a 5 mois et actuellement réhabilité, de la clinique Ngaliema, dans la commune de la Gombe. Il ira ensuite poser la première pierre pour la construction du complexe industriel de traitement d’eau potable au quartier ozone, dans la commune de Ngaliema. Le clou du spectacle, selon la présidence, il est prévu que le président inaugure le saut-de-mouton de Pompage.

Seulement, ce jour-là, des  seules activités auront lieu. Alors que le tapis rouge et le vacarme qui va avec envahissaient les alentours du « saut-de-mouton de pompage », le président Félix Tshisekedi sera le grand absent. L’inauguration n’a pas l’lieu. Aucune explication officielle n’est fournie sur le champ.  Mais le constant sur place est éloquent :  Tshisekedi a failli inaugurer un ouvrage inachevé. L’ouvrage « qui est quasiment prêt », avait encore besoin de quelques ajustements, notamment la construction des voies adjacentes. Ces dernières devaient permettre aux véhicules et autres usagers de circuler normalement en dessous du saut-de-mouton pour déboucher sur les autres artères, permettant de résoudre la problématique des embouteillages à ce niveau,  l’objet de cet ouvrage. Si ces voies n’étaient pas encore toutes prêtes jusqu’au lundi 23 Décembre 2019, il y a surtout les parkings qui n’ont pas été aménagés, et des tonnes d’immondices entreposés au pied et dans les côtés en bas du viaduc.

La polémique éclate. Les rumeurs aussi.  Si la présidence reste silencieuse, Benjamin Wenga Basubi,  Directeur de l’OVD, est annoncé aux arrêts, avant de se libérer et confirmer l’avancement des travaux, sans expliquer le ratage. L’intersyndicale de l’OVD mont au créneau sur  les antennes de Radio Top Congo FM : “Nous prions le président, chef de l’État, qui a toujours écouté la Base, mais aussi les autres composantes sociales de daigner réceptionner cet ouvrage et de pouvoir l’inaugurer avant la Saint Sylvestre pour alléger la souffrance des habitants de Kimbwala, Malueka, Mbudi, CPA, Kinsuka, Don Bosco, Lutendele et Pompage“. Une nouvelle promesse qui ne sera pas respectée.

Nous sommes en 2020. La colère monte au volant. Les kinois n’en peuvent plus. La situation économique sérieuse et tendue rencontre le souffre des embouteillages, faisant chuter la côte de popularité de Félix Tshisekedi. Mais le président est concentré dans sa tournée internationale, ou une étrange joute verbale avec ses alliés Kabilistes. Etrangement, c’est son Directeur de cabinet, Vital Kamerhe qui monte cette-fois au créneau. L’homme présente un bilan flatteur, à l’occasion de l’an un du pouvoir du président Félix Tshisekedi. Vital Kamerhe lâche une bombe. D’abord que les « sociétés qui exécutent les travaux son asphyxiées ». Il provoque la colère de l’internet congolais. Et le stoïque bras droit du président se hasarde encore à annoncer une date pour la fameuse inauguration pour le 30 janvier.

Le diable est dans les détails

Le dieu des dates n’étant pas congolais, encore moins Tshisekediste. Le 30 janvier, le site « pompage » est de nouveau séché par le président Félix Tshisekedi. Comme avant, le Chef de l’Etat a encore raison. Les travaux n’ont rien à avoir avec les maquettes vendues. Vital Kamerhe se retrouve avec une corde au cou. Car, le Directeur de cabinet du président avait osé annoncé que les travaux, dans leur ensemble, avaient atteint 70% de taux d’exécution. Le ministre des Finances, issu du camp de Kabila, Sele Yalaghuli, le guillotine. L’argentier national annonce que ces travaux, qui ont certes reçu un décaissement largement supérieur, sont « en deçà de 50% » d’exécution.

Au lendemain du fiasco de « Pompage », des récupérations et polémiques, l’OVD sort les détails. Dans un tableau distribué à la presse, la société de l’Etat en charge de l’ouvrage donne des précisions à mettre les choses au clair. Tenez, les travaux des « saut-de-mouton » sont évalués à hauteur de 45,5 millions de dollars. A ce stade, le gouvernement a fait des paiements cimulés autour de 21,2 millions de dollars, soit près de 46% du taux de décaissement. Les travaux, estime ce document de l’OVD, sont exécutés à hauteur de 41%.

En détails, sur les neuf saut-de-moutons, deux sont restent symboliques : ils ont reçu un paiement de 40%, mais ont un taux d’exécution de 0%. A POLITICO.CD, l’OVD renseigne que le paiement a servi à l’achat de matériaux de construction. « A ce stade, nous avons toujours le matériel pour ces deux saut-de-moutons, mais il manque des ressources pour débuter les travaux », explique un cadre de la société de l’Etat.

 La même situation est observée un peu partout. Jean-Marc Kabund, président de l’UDPS, a initié une tournée le vendredi 6 février matin pour en savoir plus. Dans l’Est de la ville, où les travaux stagnent le plus, des chantiers sont à l’arrêt. Ici, dans un ouvrage confié à la société SAFRICAS, le personnel est en congé depuis le 27 janvier pour des “contraintes logistiques”. Selon plusieurs sources, les prestataires manquent de liquidité pour continuer les travaux.

Loin du dénouement?

Mais les choses risquent de rester bloquer. Car, du côté du ministère des Finances, on accuse plus tôt ces sociétés de rechigner à transmettre les rapports.  « Le ministère des finances a posé la question à la plupart de ces entreprises pour qu’elles donnent les états financiers en ce qui concerne spécifiquement l’exécution de ces projets la plupart d’entre elles ont fait la résistance. Heureusement que le Premier ministre s’est saisi de la question. Elles ont commencé à déposer les rapports d’avancement aussi bien physiques que financiers au niveau de la primature », a dit le ministre des finances au cours de l’émission Face-à-face de Top Congo FM. 

Par ailleurs, ce projet qui fait partie du programme des 100 jours du président Tshisekedi doit faire face à des accusations et soupçons probants de corruption. L’Observatoire de la dépense publique constate que les promesses de Félix Tshisekedi sur une meilleure gestion des finances publiques n’ont jusque-là pas été tenues dans ce projet. Dans un rapport publié ce mercredi 8 janvier, l’ONG explique par exemple que le programme d’urgence dit « de 100 jours » a été géré en violation de la loi cadre régissant les finances publiques. Elle cite notamment des cas de surfacturation ou encore d’opacité dans le processus de passation de marché.

Dans son rapport, l’ODEP affirme que les projets lancés dans le cadre du programme de 100 jours ont une valeur d’environ 2,5 milliards de dollars américains. Ce que présidence de la République dément toutefois, soutenant que le coût global des projets est de 497 millions de dollars avec un taux d’exécution d’environ 70%. Elle accuse l’ODEP d’incorporer dans son analyse d’autres projets qui ne figurent dans le programme d’urgence de Félix Tshisekedi

Voilà donc le problème des saut-de-moutons de Kinshasa. D’un côté, des soupçons de détournement. De l’autre, des sociétés qui affirment ne plus disposer des moyens pour continuer les ouvrages, alors que l’Etat n’a mobilisé qu’une quarantaine de pour cent des fonds nécessaires. A cela, s’ajoute la situation économique du pays qui est en crise. Les kinois n’ont peut-être pas encore fini de voir des embouteillages, au risque qu’ils se prennent en charge comme ceux de « pompage », en inaugurant eux-mêmes ces ouvrages dont la construction stagne.

Litsani Choukran

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