Les dessous de l’Affaire des denrées alimentaires

Au cœur d’un combat de pouvoir, un drame économique se joue en République démocratique du Congo depuis l’année dernière. D’un côté, le clan de Félix Tshisekedi qui veut tout prendre à celui de Joseph Kabila. De l’autre, une société congolaise donnée proche l’ancien président congolais. C’est ainsi que l’Entreprise Générale d’Alimentation et de Logistique (EGAL) s’est retrouvée dans le collimateur du nouveau pouvoir à Kinshasa.

Avec sa flotte de bateaux, véhicules et navires évalués autour de 70 unités, la société est le maillon fort de la chaîne alimentaire du pays. Ayant cependant vu le jour durant Joseph Kabila, Egal se retrouve d’abord au cœur d’une polémique qui affirme qu’elle aurait été financée avec de l’argent provenant directement de la Banque centrale du Congo (BCC). L’Inspection Générale des Finances (IGF), emmenée par le fougueux Julien Alingete, enquêtera même autour du dossier, avant de conclure que les allégations étaient fausses. Mais ce boucan éclate derrière un vrai bras de fer. A la Direction Générale des Douanes et Accises (DGDA), le Directeur général Jean-Baptiste Kongolo Kabila, qui venait de succéder à Déo Rugwiza décédé, traque Egal. En ligne de mire, certains accords présumés d’exonérations conclus avec les autorités congolaises visant à « booster » la société dans le cadre du Plan du gouvernement pour l’autosuffisance alimentaire.

Franck Tshibangu est Directeur gérant de la société EGAL. Face à cette décision de l’autorité douanière, l’entrepreneur congolais ne rouspète même pas.  Mais il entreprend de mettre le doigt dans une plaie qui concerne tout le secteur : la fraude à la douane. EGAL accepte le retrait des éventuelles exonérations. Cependant, la société congolaise écrit une véritable « Bible de la fraude » douanière et l’adresse à Jean-Baptiste Kongolo.

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Il s’agit des dizaines de dénonciations de fraudes venant des sociétés concurrentes, bien souvent détenues par des étrangers. Egal, renseignent des sources à POLITICO.CD, met en lumière le fait qu’elle a toujours payé la douane. Mais qu’en face, des sociétés d’étrangers minorent les valeurs de leurs marchandises à la douane pour éviter de payer convenable la valeur dûe à l’Etat et lui font une concurrence déloyale.  Une situation qui occasionne une perte des millions de dollars américains pour l’Etat congolais et empoisonne le secteur des biens de première nécessité en RDC.

Fraude et concurrence déloyale

Une affiche de SOKIN SARL, société épinglée dans la fraude douanière, selon des documents consultés par POLITICO.CD.

Une copie de cette « Bible de la fraude douanière » est parvenue à POLITICO.CD. Dans une enquête, à lire ce mercredi 30 juin , des dizaines de millions de dollars se volatilisent chaque mois avec le contournement des règles douanières par des sociétés appartenant à des étrangers en RDC. Un cas attire particulièrement l’attention. Celle qui part de la société américaine dénommée AGC International.   L’année dernière, renseignent une série de documents, cette dernière vend pour le compte de la Compagnie du Cap Blanc « CCB » 3.265,410 tonnes de cuisses de poulets surgelées à la société congolaise SOKIN SARL. Selon la base de données du registre des sociétés accessible au Guichet Unique et consultée par POLITICO. CD, cette société appartient à ACHOUR ABDOUL SATTAR, né le 01/10/1963 à CHACRA BENT JBEIL, et a son siège au 134, av. COLONEL MONDJIBA, dans la commune de Ngaliema, à l’ouest de Kinshasa. Et selon les documents consultés par POLITICO.CD, il serait établi, à partir des États-Unis et en faveur de cette marchandise, les certificats d’origine n°2534323 du 15 aout 2020, sanitaire n°MPM-883029 du 17 août 2020 et HALAL n°AJC7875 du 17 août 2020 attestant que les produits ci-haut identifiés sont vendus et destinés à SOKIN SARL par AGC pour le compte de CCB.

Il est cependant étonnant qu’aux Services des douanes congolaises (DGDA) du port de Matadi, SOKIN SARL présent à sa déclaration n°E7489 de cette marchandise la facture n°2049 du 15 août 2020 de la société libanaise AGATE SAL Off-Shore lui vendant les 3.265,400 tonnes de cuisses de poulets au prix CIF invraisemblable de 0,35 $USD par KG. Entretemps, ACG et CCB ont disparu du circuit commercial et documentaire de cette opération à la DGDA/Matadi. « Il est d’autre part surprenant que le Bureau Vertias+BIVAC en charge de la vérification de la conformité de cette marchandise (nature, poids, quantité, prix, intervenants et documentations) avant embarquement au départ des États-Unis, dans sa vérification n°COD202 234752/0001, en fait tout de même un redressement indicatif de la valeur FOB de 757,750,53 $US à 1.727.760,69 $us que la DGDA ne prendra pas en compte, prétendument faute de repère », fait notamment remarqué le Gérant de la société Egal, dans sa lettre adressée au patron de la douane congolaise et consultée par POLITICO.CD. En d’autres termes, SOKIN SARL aurait minoré sa marchandise de plus d’un million de dollars américains.

Par ailleurs le relevé des importations des cuisses de poulets des États-Unis de janvier à septembre 2020, consulté par POLITICO.CD, montre que les cas évoqué ci-haut n’est pas isolé. « Pendant ce temps, sur le marché local, des structures des prix totalement manipulées sont dressées et déclarées au ministère de l’économie nationale, comptant à la rubrique +valeur CIF + la valeur minorée, mais dont contre toute attente le prix de vente du produit dans le dépôt  de l’importateur est de 2 à 0,5 USD de moins que celui du grossiste qui a déclaré correctement sa marchandise et qui ne peut la vendre du fait de cette concurrence déloyale sur le prix qu’aucun contrôle économique ne décèlera », fait remarquer M. Tshibangu dans sa lettre.

POLITICO.CD n’a pas trouvé de trace de réaction du Directeur général de la DGDA à cette dénonciation, qui est pourtant accompagnée des dizaines d’autres qui seront révélées dans notre dossier exclusif à découvrir le 30 juin. Toutefois, EGAL ne croise pas les bras. La société congolaise va saisir le ministère de l’économie, responsable de la structure des prix dans le pays. Car si les importateurs fraudent à la douane, ils doivent cependant justifier le prix des mêmes marchandises dans le marché. C’est ainsi que nous arrivons à l’affaire en cours et son boucan.

Surfacturation et bourde du ministre de l’économie

Jean-Marie Kalumba Yuma, nouveau ministre de l’équipe tout feu tout flamme des « warriors », tombe sur une lettre écrire par Frank Tshibangu datant de novembre dernier. Celle-ci, avec les mêmes termes que celles adressées à la DGDA, dénonce la fraude tant à la douane, qu’au niveau de structures de prix qui laisse passer des fraudeurs.  Intitulée « Concurrence déloyale sur le marché des biens de première nécessité », la lettre reprend le cas de la société SOKIN SARL.

« Au mois de septembre 2020, l’une des sociétés du secteur a Importé 3.265,400 tonnes de cuisses de poulet 10 kg couvertes par la Déclaration E 7489 au prix CIF de 0.35 $US le kg suivant la facture commerciale n°2049 du 15 août 2020 de la société libanaise AGATE Sal off-shore. De cette déclaration, il coule de source que d’après cette valeur en douane déclarée, le prix unitaire moyen de ce produit par carton est 2.3 $ US. Il reviendrait normalement à 6 ou 7 SUS maximum s’il est augmenté d’autres charges de la structure des prix. Grande est notre surprise que ce produit soit vendu dans les installations dudit Importateur à 14.5 $ US, voire 15 à 16 $ US, soit deux fois le prix normal. »

« De l’analyse desdites Déclarations, il ressort que les deux cargaisons sont arrivées avec des valeurs CIF moyen respectives de 6.82 $ US et 5.41 $ US/carton. Or, il est navrant de faire observer que dans les installations desdits importateurs le prix unitaire de vente d’un carton de MBONGO 30 kg est 63 $ US, alors qu’il devrait être de 22.72 $ US et 20.84 $ US suivant l’ordre des cargaisons tel qu’indiqué cl-haut. » poursuit M. Tshibangu avant d’ajouter : « Cependant, nous nous interrogeons sur les charges de la structure des prix entre Matadi et Kinshasa qui amèneraient la concurrence à commercialiser ce produit à deux voir trois fois plus que le prix qui devrait normalement être fixé en partant de ses valeurs CIF déclarées à la douane, soit 200 à 300% de surcharge. »

Le cas illustré ici déclenche une fièvre chez le ministre congolais de l’Economie Nationale qui lance tout de suite une mission d’impression auprès des différents fournisseurs à l’étranger.  Mais Jean-Marie Kalumba va réunir tous les importateurs et les obliger unilatéralement à définir une nouvelle structure de prix, sur base du fait qu’il aurait surfacturation. Au conseil des ministres, tenu le vendredi dernier, il présente sa formule spéciale pour mettre fin à cette « surfacturation ».

  1. Les calculs faits par le Ministre de l’Économie Nationale élaguant toutes les incohérences n’ont fait l’objet d’aucune contestation par les opérateurs du secteur lors des concertations. Les prix suivants devraient être appliqués pour les produits importés sur le marché de Kinshasa :
    1. –  Cuisses de poulet : moins de 10 USD par carton de 10 kilos contre 21 USD pratiqué (soit 4 200 CDF le kilo) ;
    1. –  Poulet entier : autour de 10 USD par carton de 10 kilos contre 28 USD pratiqué (soit 5 600 CDF le poulet) ;
    1. –  Côtes de porc : autour de 15 USD par carton de 10 kilos contre 22,70 USD pratiqué (soit 4 540 CDF le kilo) ;
    1. –  Chinchards 16+ : autour de 17 USD par carton de 30 kilos contre 42,90

Problème, ces structures de prix, les importateurs ne sont pas tous d’accord avec. L’idée du ministre de l’économie a suscité des remous. La Fédération des entreprises du Congo (FEC) lui a adressé une lettre où elle appelle à l’arbitrage du Premier-ministre afin de trouver une solution concertée liée à la nécessité de baisser les prix des produits de première nécessité. Dans une correspondance adressée vendredi dernier 25 juin au ministre de l’Economie, son administrateur délégué parle plutôt d’une imposition d’une structure des prix qui ne prend pas en compte les couts justifiés par des pièces comptables. Kimona Bononge dénonce une approche de l’administration de l’économie qui viole une disposition légale relative à la liberté des prix et à la concurrence.

Par ailleurs, les importateurs ne sont pas tous du même côté. EGAL, le mouton noir de la bande, serait bien contente que tous les autres paient convenablement la douane. Ce qui n’est pas le cas de ceux qui minorent leurs déclarations douanières. Mais, vendre aux prix fixés par le ministre de l’Économie ne règlerait le problème dont il est question ici.  Car, ces prix sont irréalisables. Des experts même du ministère de l’Economie attestent que Jean-Marie Kalumba n’a visiblement pas compris le problème. « Le ministre a cru que le prix réel rendu Kinshasa est de 7 dollars pour ce cas de Cuisses de poulets surgelées. Or, c’était une illustration d’un cas où l’opérateur a minoré la valeur de sa marchandise pour ne payer la douane. A la fin, le prix de 7 USD est irréalisable pour ceux qui paient convenablement la douane. Même en ayant cette marchandise gratuitement aux Etats-Unis, il est impossible d’atteindre ces chiffres », explique une source autour des discussions entre le ministère et les importateurs.

Des sources exclusives confirment à POLITICO.CD que le gouvernement congolais n’a pas encore entériné cette nouvelle structures des prix, qui attend l’arrêté du ministre de l’Economie et un accord avec les importateurs. Des doutes, notamment du côté du Premier ministre Sama Lukonde, auraient émergé. Plusieurs autres sources attestent que le ministre de l’Economie serait « allé vite en besogne en fixant ces prix irréalistes. » A l’issue du conseil de ministres du vendredi dernier, les mesures ci-après ont été retenues :

  • L’application des prix issus des concertations entre le Ministre de l’Économie Nationale et les opérateurs économiques du secteur des produits surgelés ;
  • Une mission urgente sera dépêchée en Belgique auprès de la société PLUVERA en vue de vérifier les valeurs FOB des volailles exportées à destination de la RDC ;
  • La levée des barrières routières irrégulières qui surchargent les prix des produits de première nécessité ;
  • La rationalisation des prélèvements parafiscaux dans la structure des prix des produits de première nécessité ;
  • La redynamisation du Comité de suivi des prix des produits de première nécessité pour un suivi de proximité ;
  • L’application scrupuleuse de la règlementation sur les services habilités à exercer aux frontières conformément au Décret-Loi en vigueur ;
  • L’extension des travaux de rationalisation des structures des prix aux autres denrées alimentaires produits localement.

Le dossier reste donc pendant et les congolais ne sont pas près d’acheter leurs denrées aux prix fixés par le ministre de l’Économie. Néanmoins, le dossier de la fraude douanière et de surfacturation autour de ce secteur des biens de première nécessité reste entier. Les plus fidèles sont appelés à découvrir, le 30 juin 2021, le grand dossier de la rédaction de POLITICO.CD, avec des révélations accablantes et exclusives.  

Les 5 actes à suivre dans cette série:

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